Décision No. 2/2001
Le Conseil constitutionnel
Réuni en son siège en date du 10/5/2001, sous la présidence de son Président Amin Nassar, en la présence de son Vice-Président Moustapha El Auji, ainsi que de ses membres Houssein Hamdan, Faouzi Abou Mrad, Salim Jreissati, Sami Younes, Afif Mokaddem, Moustapha Mansour, Gabriel Syriani et Emile Bejjani.
Vu l’article 19 de la Constitution,
Et après examen du dossier du recours ainsi que du rapport du membre rapporteur,
Considérant qu’il appert que les Requérants ont présenté, en date du 19 avril 2001, un recours enregistré au greffe du Conseil constitutionnel sous le no 2/2001 et visant à annuler l’alinéa 2 de l’article 1 de la loi no 296 datée du 3/4/2001.
Les Requérants allèguent ce qui suit :
Premièrement : Le recours en annulation est recevable en la forme vu que la loi contestée est publiée au Journal officiel no 15 du 5/4/2001, que le présent recours est soumis le 19/4/2001, soit dans le délai légal de 15 jours, et qu’il remplit par conséquent toutes les conditions de forme.
Deuxièmement : Dans le fond, les Requérants ont invoqué les motifs suivants :
1. L’objectif de la loi contestée est de priver les Palestiniens exclusivement du droit de propriété de bien-fonds, ce qui est contraire aux dispositions de l’alinéa B du Préambule de la Constitution qui dispose que : « Le Liban est arabe dans son identité et son appartenance. Il est membre fondateur et actif de la Ligue des Etats Arabes et engagé par ses pactes… ». Or, les Palestiniens sont des citoyens arabes, même s’ils ne sont pas les ressortissants d’un Etat au sens strict du terme, ainsi les priver du droit de propriété foncier est contraire aux dispositions de la Constitution, vu que le Préambule de la Constitution a valeur constitutionnelle et en forme partie intégrante.
2. La loi objet du recours est également contraire aux dispositions de l’alinéa 1 de l’article 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui dispose ce qui suit : « Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. » La loi est aussi contraire aux dispositions de l’article 2 de cette même Déclaration qui prévoit que : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion (…) d’origine nationale (…) ». Or, tout pays signataire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est engagé par ses dispositions, et ce conformément à l’alinéa B du Préambule de la Constitution qui dispose que le Liban : « (…) est membre fondateur et actif de l’Organisation des Nations Unies, engagé par ses pactes et par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. L’Etat concrétise ces principes dans tous les champs et domaines sans exception ».
3. La loi contestée est contraire à la Déclaration des Nations Unies du 20/11/1963 qui interdit, à son article 2, toute distinction entre les hommes ou communautés, notamment de race, couleur ou origine ethnique. Ladite loi est également contraire aux conventions des Nations Unies auxquelles le Liban a adhéré en vertu de la loi no 44/1971 qui prévoit, à son article 5, l’élimination de tous types de ségrégation raciale ainsi que la nécessité de considérer tous les citoyens égaux devant la loi, notamment en ce qui concerne le fait de se prévaloir de tous les droits, dont le droit de propriété.
4. Enfin, les Requérants ont souligné que la naturalisation prohibée par le Préambule de la Constitution signifie donner aux réfugiés palestiniens un pays de substitution en leur accordant la nationalité libanaise avec les droits politiques qui en découlent. Cependant, les autres droits civils, y compris le droit de propriété foncière, ne sont pas soumis à cette disposition, par conséquent l’alinéa 2 de l’article 1 de la loi no 296/2001 est contraire à la Constitution. Pour ces motifs, les Requérants demandent de recevoir leur recours en la forme et dans le fond, d’annuler l’alinéa 2 de l’article 1 de la loi susmentionnée et de suspendre les effets de son exécution jusqu’au rendu de la décision y relative.
Premièrement : En la forme :
Considérant que la loi no 296 promulguée en date du 3/4/2001 dont l’alinéa 2 de l’article 1 est l'objet du recours est publiée au Journal officiel no 15 du 5/4/2001, que l’assignation du recours est signée par dix députés et qu’elle fut soumise au greffe du Conseil le 19/4/2001, soit dans le délai légal, et que le recours réunit ainsi toutes les conditions de forme, il est par conséquent recevable en la forme.
Deuxièmement : Dans le fond :
Considérant que l’alinéa 2 de l’article 1 nouveau de la loi
no 296 du 3/4/2001 est élaboré dans le cadre d’une loi visant à modifier certains articles de la loi promulguée en vertu du décret no 11614 du 4/1/1969, relative à l’acquisition, par les non-Libanais, de droits réels fonciers au Liban et qui dispose ce qui suit :
« Toute personne n’étant pas ressortissant d’un Etat reconnu ne peut être titulaire d’un droit réel de quelque nature qu’il soit, ou dans le cas où le droit de propriété est contraire aux dispositions de la Constitution relatives à la naturalisation. »
Considérant que le législateur libanais a déjà élaboré des textes législatifs différents permettant aux étrangers d’acquérir des biens immeubles au Liban, tels que la décision no 79 F.L. rendue par le Haut-Commissaire en date du 8/8/1941, le décret-loi no 196 du 24/7/1942, le décret-loi no 110 du 12/6/1959, la loi promulguée en vertu du décret
no 15740 en date du 11/3/1964, la loi no 59 du 10/9/1966 ainsi que la loi promulguée en vertu du décret no 11614 du 4/1/1969 et amendée par la loi promulguée en vertu du décret no 5131 en date du 19/3/1973. Cependant, toutes ces législations ont posé des restrictions à l'acquisition, par des étrangers, de biens immeubles au Liban.
Considérant que d’autres textes législatifs et réglementaires ont été promulgués au Liban, et ont prévu des situations spéciales propres aux non-Libanais et ont distingué entre ces derniers tant en ce qui concerne leur entrée au Liban, leur séjour ou leur travail, qu’il s’agisse de ressortissants des pays arabes ou de ressortissants d’autres Etats.
Considérant que l’Etat libanais, en élaborant de tels textes, n’a pas porté et ne porte pas préjudice au principe d’égalité prévu au Préambule de la Constitution, étant donné que l’alinéa C de ce même Préambule prévoit « l’égalité dans les droits et obligations entre tous les citoyens sans distinction ni préférence ». Par ailleurs, l’article 7 de la Constitution prévoit ce qui suit : « Tous les Libanais sont égaux devant la loi. Ils jouissent également des droits civils et politiques et sont également assujettis aux charges et devoirs publics, sans distinction aucune », ce qui limite la réalisation du principe d’égalité, sur le plan constitutionnel, aux Libanais et institue ce principe comme l’un des fondements du régime politique libanais.
Considérant que l’alinéa D du Préambule de la Constitution prévoit que « le peuple est la source des pouvoirs et le détenteur de la souveraineté qu’il exerce à travers les institutions constitutionnelles », en ce sens que le pouvoir législatif, en élaborant des textes réglementant la propriété, par les non-Libanais, de biens immeubles au Liban, exerce la souveraineté nationale et sauvegarde le territoire libanais, base essentielle de cette souveraineté qui est consacrée à l’article 1 de la Constitution.
Considérant que l’article 15 de la Constitution, inclus dans le Chapitre II intitulé « Des Libanais, de leurs droits et de leurs devoirs », a consacré le droit de propriété : « La propriété est sous la protection de la loi. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique dans le cas établis par la loi. »
Considérant que le fait de placer la propriété sous la protection de la loi entraîne nécessairement l’élaboration de lois qui protègeraient cette propriété, qui réglementeraient les moyens de son acquisition et qui poseraient des limites à l’exercice de ce droit, ce que le législateur libanais à fait à cet égard.
Considérant que l’imposition de conditions à l’acquisition et à l’exercice du droit de propriété n’est pas contraire, en principe, à l’article 17 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10/12/1948 qui a prévu à son alinéa 1 que « Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété », étant donné que ce texte signifie que le droit de propriété est, en principe, réservé aux personnes. D’autant plus que l’alinéa 2 de l’article 29 de cette même Déclaration Universelle prévoit que « Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés (i.e. y compris le droit de propriété), chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi, exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique », ce qui entraîne la nécessité de prendre en considération les décisions relatives à la souveraineté prises par les Etats dans leurs territoires.
Considérant que le texte objet du recours, à la lumière de ce qui précède, s’accorde avec l’alinéa 3 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels datée du 16/12/1966 auquel le Liban fut autorisé à adhérer en vertu de la loi promulguée par le décret no 3855 du 1/9/1972. Ledit alinéa prévoit ce qui suit :
« Les pays en voie de développement, compte dûment tenu des droits de l'homme et de leur économie nationale, peuvent déterminer dans quelle mesure ils garantiront les droits économiques reconnus dans le présent Pacte à des non-ressortissants.»
Considérant que le Pacte international susmentionné complète la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et qu’il définit le cadre juridique de l’exercice des droits économiques prévus dans le pacte ainsi qu’à la Déclaration, y compris le droit de propriété.
Considérant que l’alinéa 2 de l’article 1 de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, datée du 7/3/1966 et auquel le Liban fut autorisé à adhérer en vertu de la loi no 44/71 du 26/6/1971, a prévu ce qui suit :
« La présente Convention ne s'applique pas aux distinctions, exclusions, restrictions ou préférences établies par un Etat partie à la Convention selon qu'il s'agit de ses ressortissants ou de non-ressortissants. », sachant que l’article 5 de la même convention qui définit les droits civils protégés mentionne, de manière expresse le
« droit de toute personne, aussi bien seule qu'en association, à la propriété».
Considérant qu’il est admis que ces conventions internationales expressément mentionnées au Préambule de la Constitution forment, avec ledit Préambule et la Constitution, partie intégrante et jouissent de la force constitutionnelle.
Considérant qu’il est également admis par la jurisprudence du Conseil, à l’instar des jurisprudences constitutionnelles comparées, que le principe d’égalité qui a valeur constitutionnelle – et qui est au Liban un principe constitutionnel textuel figurant au Préambule et à l’article 7 de la Constitution – « ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l’objet de la loi » (Le principe d’égalité dans la jurisprudence des Cours constitutionnelles et institutions de compétence équivalente ayant en partage l’usage du français, Bulletin no 1, Sept. 1998, p. 153, Extrait d’un arrêt du Conseil constitutionnel français).
Considérant que l’on ne peut répondre à ce qui précède que les législations précédentes relatives à l’acquisition par les non-Libanais de droits réels fonciers au Liban ne distinguaient pas toutes entre les différentes communautés arabes, mais qu’elles leur consacraient un système unique à cet égard étant donné qu’il est également admis que « D’une manière générale, les pouvoirs publics doivent pouvoir adapter leur politique aux circonstances changeantes de l’intérêt général ».
(op. cit., p. 51).
Considérant que l’intérêt général peut justifier toute limitation du droit de propriété, même en ce qui concerne les citoyens eux-mêmes, bien que le droit de propriété soit dans ce cas, un droit protégé par la Constitution :
« C’est avec une grande force que le Conseil affirmait la valeur constitutionnelle du droit de propriété. Mais il ajoutait aussitôt comment devait être compris ce droit … Il subit des « limitations exigées par l’intérêt général », ce dernier étant laissé à l’appréciation du législateur ». (L’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Marie-Pauline Deswarte, in Revue française de droit constitutionnel, no 13-1999, p. 46).
Considérant que la plupart des Etats ont inclus, dans leurs législations, des limites à l’acquisition et à l’exercice d’un droit de propriété par les étrangers, dont des pays ayant en commun leur appartenance arabe. Dans certains Etats, ces limitations se transforment en privation absolue du droit de propriété, même pour des ressortissants arabes.
Considérant qu’il appert de ce qui précède que l’Etat libanais a le droit, en vue de préserver l’intérêt général de ses citoyens, de décider de poser des restrictions à l’acquisition par des non Libanais ou par certains d’entre eux de droits réels fonciers au Liban, exerçant ainsi un droit souverain qui lui est exclusivement réservé sur le territoire libanais. L’Etat libanais peut également décider d’interdire la propriété aux étrangers ou à certains étrangers n’étant pas de la nationalité d’un Etat reconnu ou dans le cas où ladite propriété est contraire à sa politique générale de refus de toute naturalisation consacrée à l’alinéa (I) du Préambule de la Constitution ou dans le cas où la propriété est contraire au principe constitutionnel de refus de la naturalisation.
Considérant que cette appréciation de l’intérêt général par le législateur libanais n’est pas exclue du contrôle du Conseil constitutionnel et qu’il appartient à ce dernier de s’assurer de l’existence de cet intérêt à la lumière des objectifs de la législation sur laquelle il exerce son contrôle, et ce en vue de s’assurer de sa constitutionnalité, surtout si cet intérêt général a des fondements constitutionnels, comme il en est le cas en ce qui concerne la loi contestée.
Considérant que le Conseil, dans le cadre de son contrôle et sur base de ce qui précède, ne considère pas la loi contestée contraire aux dispositions et principes constitutionnels ou à ceux ayant valeur constitutionnelle. Il s’est d’autant plus assuré de l’existence de l’intérêt général dans l’objectif de cette législation.
Par ces motifs
Et après délibération,
Le Conseil constitutionnel décide :
Premièrement : En la forme
De recevoir le recours en la forme.
Deuxièmement : Dans le fond
De rejeter le recours vu que l’alinéa 2 de l’article 1 nouveau de la loi no 296 datée du 3/4/2001 n’est pas contraire à la Constitution ou à une règle ayant valeur constitutionnelle.
Troisièmement :
De notifier les autorités compétentes de la présente décision et de la publier au Journal officiel.
Décision rendue le 10/5/2001.