Décision No. 2/1995
Le Conseil constitutionnel
Réuni en son siège le 11/2/1995, sous la présidence de son président Wajdi Mallat et la participation des membres, MM : Jawad Ousairane, Adib Allam, Kamel Raydan, Michel Turkye, Pierre Ghannage, Salim Azar, Mohamed El-Majzoub, Antoine Khair, Khaled Kabbani.
Après examen dossier du recours, tous les documents joints et le rapport du membre rapporteur, datant du 18/2/1995,
Considérant que messieurs les députés susmentionnés ont présenté un recours qui fut inscrit au greffe du Conseil le 6/2/1995 requérant la déclaration d’inconstitutionnalité de la loi no 46 du 12/1/1995, publiée au numéro quatre du Journal officiel paru le 26/1/1995, relative à la modification de certaines dispositions de la loi portant organisation de la juridiction char’i, sunnite et jaafarite, et sollicitant, par conséquent, son annulation après la suspension de sa mise en application,
Considérant que les Requérants déclarent que la loi contestée devrait être annulée pour être contraire aux procédures et règles de législation, et en raison du détournement de pouvoir, qu’elle contrevient au principe de la séparation des pouvoirs prévu dans la Constitution, et qu’elle est contraire au paragraphe (E) du Préambule de la Constitution, ses article 20 et 56 et le paragraphe 3 de son article 65, et sa mise en application devrait être suspendue,
Considérant que le Conseil a reçu ultérieurement trois lettres des députés Khoder Ali Tlais, Ibrahim Bayan et Mounir El-Houjairy, qui furent inscrites aux greffe du Conseil le 10/2/1995, que le député M. Tlais a déclaré dans sa lettre qu’il n’approuvait pas la signature qui y est apposée et qu’il n’était pas concerné par le recours, et que les députés Bayan et El-Houjairy ont déclaré dans leurs deux lettres que leurs signatures sur la requête du recours ont été apposées suite à une confusion.
Considérant que le Conseil a reçu également une lettre du député Ayman Choukeir, inscrite au greffe du Conseil le 11/2/1995, où il a déclaré que suite au recours en annulation et à la demande de suspension présentés par les députés requérants, il se déclarait solidaire de ces deux derniers, en réitérant les motifs et demandes du recours,
Considérant que ce Conseil a décidé, le 11/2/1995, de suspendre la mise en application de la loi contestée et de publier sa décision au Journal officiel,
Sur la base de ce qui précède
Premièrement, en la forme :
Considérant que les titulaires du droit de saisine du Conseil constitutionnel, mentionnés restrictivement à l’article 19 de la Constitution, lorsqu’ils sollicitent l’annulation d’une loi sur le fondement de son inconstitutionnalité, exercent leur droit constitutionnel qui leur est accordé en leur qualité officielle,
Considérant que le présent recours n’a pas la nature de litige à caractère personnel,
Considérant que l’action issue d’une désignation constitutionnelle, devient irrévocable dès son enregistrement régulier auprès du Conseil constitutionnel,
Considérant que ce sens rend le contenu des deux lettres subséquentes envoyées par les députés Ibrahim Bayan et Mounir El- Houjairi, en vertu desquelles ils déclarant le retrait de leur recours, sans aucun effet légal sur celui-ci,
Considérant que la lettre envoyée par le député Khoder Ali Tlais dans laquelle il déclare de manière pas tout à fait claire, qu’il ne reconnaissait pas la signature qui y était apposée, de même le recours subséquent signé par le député Ayman Choukeir, et soumis le seizième jour qui suit la date de publication de la loi contestée, sont toutes deux sans effet sur le recours commun ayant reçu, eux mis à part, le nombre de signatures requis constitutionnellement pour sa recevabilité,
Considérant que le recours initial présenté dans le délai prévu au dernier paragraphe de l’article 19 susmentionné est recevable et réunit toutes les conditions de forme.
Deuxièmement, dans le fond :
Considérant que la loi contestée prévoit ce qui suit :
« Article unique - exceptionnellement, pour une seule fois et contrairement à tout autre texte, le Premier Ministre a le droit de muter le Président de la Cour suprême char’i jaafarite ou de le mettre à disposition.
Cette loi sera en vigueur le jour de sa publication au Journal officiel ».
Considérant que l’article 20 de la Constitution prévoit ce qui suit :
« Le pouvoir judiciaire fonctionnant dans les cadres d’un statut établi par la loi et assurant aux juges et aux justiciables les garanties indispensables, est exercé par les tribunaux des différents ordres et degrés. La loi fixe les limites et les conditions de la garantie. Les juges sont indépendants dans l’exercice de leur magistrature. Les arrêts et jugements de tous les tribunaux sont rendus et exécutés au nom du Peuple libanais ».
Considérant que le texte de cet article entend offrir aux juges et aux justiciables des garanties qu'il est nécessaire de respecter pour assurer les exigences de l’indépendance de la magistrature et sauvegarder les droits de la défense,
Considérant qu’une atteinte à ces garanties entraîne une violation de l’article constitutionnel ayant explicitement prévu la nécessité d’assurer ces garanties,
Considérant que les dispositions de la Constitution susmentionnées s’appliquent aux tribunaux Char’i, sunnites et jaafarites, considérées comme faisant partie des juridictions étatiques conformément à l’article premier de la loi relative à l'organisation de ces tribunaux du 16/7/1962, qui prévoit ce qui suit :
« La juridiction Char’i, sunnite et jaafarite, fait partie des juridictions de l’Etat ». »
Considérant que l’article 459 de la loi relatif à l'organisation de la juridiction sunnite et jaafarite prévoit ce qui suit :
« Les juges des tribunaux Char’is ne sont mutés, suspendus de leur fonction ou transférés au Conseil disciplinaire qu'après l’accord du Conseil supérieur de la magistrature Char’i. »
Considérant que la loi objet de ce recours a conféré au Premier Ministre uniquement le droit de muter le Président de la Cour suprême jaafarite Char’i de son poste ou de le mettre à disposition sans l’approbation du Conseil supérieur de la magistrature Char’i contrairement aux dispositions de la Constitution et aux dispositions de l’article 459 susmentionné,
Considérant que le texte de cette loi porte atteinte à l’indépendance de la magistrature et aux garanties offertes aux juges et justiciables par la Constitution dans son article 20,
Considérant qu’il est admis que lesdites garanties prévues dans la Constitution entraînent des conséquences que la loi se doit d'organiser et mettre en place les cadres de responsabilisation,
Considérant que la loi contestée aura, dans ce cas, méconnu les dispositions de l’article 20 de la Constitution et les principes constitutionnels généraux relatifs à l'indépendance de la magistrature et les garanties offertes aux juges et aux justiciables.
Considérant qu’il convient, sur la base de ce qui précède, de déclarer que la loi contestée est contraire aux dispositions de la Constitution, et de l’annuler entièrement,
Considérant qu’il n’y a plus d'intérêt à discuter les motifs restants.
Pour ces motifs
Après délibération
Et suite à la décision du Conseil rendue le 11/2/1995, stipulant la suspension de l’application de la loi contestée,
Le Conseil décide à l’unanimité :
Premièrement : La recevabilité du recours en la forme.
Deuxièmement : L'irrecevabilité du retrait du recours après son enregistrement conformément à ce qui a été exposé ci-dessus.
Troisièmement : L'annulation de la loi no 406 du 12/1/1995 publiée au numéro 4 du Journal officiel paru le 26/1/1995, relative à la modification de certaines dispositions de la loi portant sur l'organisation de la magistrature Char’i, sunnite et jaafarite, vu qu’elle est contraire aux dispositions de la Constitution.
Quatrièmement : La publication de la présente décision au Journal officiel.
Décision rendue le 25/2/1995.