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LE PRINCIPE D’EGALITE DANS LA JURISPRUDENCE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL AU LIBAN
Rapport libanais au premier congrès
de l’Association des Cours constitutionnelles
ayant en partage l’usage du français
Le principe d’égalité dans la jurisprudence
du Conseil constitutionnel au Liban
Au Liban, le Conseil constitutionnel a vu le jour, il y a encore peu de temps ; son existence découle en effet, de la loi constitutionnelle du 21 septembre 1990 qui a remanié en ces termes l’article 19 de la Constitution libanaise de 1926, déjà modifié par la loi constitutionnelle du 17 octobre 1927 :
« ARTICLE 19 (nouveau) : Un Conseil constitutionnel sera institué pour contrôler la constitutionnalité des lois et statuer sur les conflits et pourvois relatifs aux élections présidentielles et parlementaires. Le droit de saisir le Conseil pour le contrôle de la constitutionnalité des lois appartient au Président de la République ; au Président de la Chambre des députés, au Président du Conseil des ministres ou à dix membres de la Chambre des députés, ainsi qu’aux chefs des communautés reconnues légalement en ce qui concerne exclusivement le statut personnel, la liberté de conscience, l’exercice des cultes religieux et la liberté de l’enseignement religieux.
Les règles concernant l’organisation du Conseil, son fonctionnement, sa composition et sa saisine seront fixées par une loi. »
Le texte de la Constitution créant ce Conseil en 1990 s’est donc limité à fixer sa compétence et à indiquer les grandes lignes en matière de saisine, laissant au législateur le soin de statuer par un texte de loi sur son organisation, son fonctionnement et sa composition.
La tâche ne fût pas visiblement très aisée, dans un pays sortant d’une vingtaine d’années de remous sanglants et cherchant à régler ses problèmes en essayant d’accéder à un Etat de droit, déjà bien éprouvé dans les querelles civiles que l’on sait.
En effet, aussi bien le gouvernement – qui s’est chargé de préparer le projet de loi et qui remît son ouvrage sur le métier plus d’une fois à travers des commissions ad hoc – que le Parlement qui dût enfin le voter ont pris tout leur temps et l’on attendît quelques années pour voir enfin la loi d’organisation du Conseil constitutionnel promulguée ; ce fut la loi nº 250 du 14 juillet 1993, complétée par la loi nº 305 du 21 mars 1994 (ajoutant un alinéa à l’article 3).
On sut dès lors que ce Conseil sera formé de dix membres dont le choix revient pour une moitié à la Chambre des députés (à la majorité absolue des membres la composant) et pour l’autre au Conseil des ministres (à la majorité des deux tiers), le Président devant être élu par ses pairs, convoqués par le doyen d’âges aussitôt leur serment prêté devant le Président de la République.
Toutes ces formalités ne furent totalement accomplies qu’en date du 4 juillet 1994, date qui marque le début du mandat de la première formation de ce Conseil.
La loi du 14 juillet 1993 eut également le soin de préciser que les membres du Conseil doivent obligatoirement être juristes (magistrats en exercice ou à la retraite, avocats, professeurs des facultés de droit, ayant exercé leur profession pendant vingt ans au moins) et que leur mandat de six ans ne serait pas renouvelable (un tirage au sort au bout de trois ans étant prévu pour la moitié des membres de la première formation afin d’assurer ensuite un renouvellement par moitié tous les trois ans).
C’est dire que, pratiquement, ce Conseil ne fonctionne que depuis un peu plus de deux ans et que les décisions déjà prises en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois ne dépassent point la demi-douzaine dont une, en particulier, traite du principe d’égalité, en l’occurrence la décision nº 4/96 du 7 août 1996 concernant l’égalité du suffrage et celle des élus.
***
La Constitution libanaise, promulguée le 23 mai 1926, n’ignorait déjà pas le principe d’égalité puisqu’on a le loisir de lire ce qui suit dans le texte de son article 7 :
« Tous les Libanais sont égaux devant la loi. Ils jouissent également des droits civils et politiques et sont également assujettis aux charges et devoirs publics, sans distinction aucune. »
A la faveur de la révision de 1990, un préambule fut introduit dont le troisième paragraphe reprend la même idée en la précisant.
Il y est dit, en effet :
« Le Liban est une république démocratique, parlementaire, fondée sur le respect des libertés publiques et en premier lieu la liberté d’opinion et de conscience, sur la justice sociale et l’égalité dans les droits et obligations entre tous les citoyens sans distinction ni préférence. »
Voilà donc le principe d’égalité bien placé dans le cadre de l’exercice des libertés publiques, en général, et dans celles des citoyens en particulier.
Les dix députés, qui saisirent, en juillet dernier, le Conseil aux fins de voir censurées les dispositions de la loi nº 29 du 12 juillet 1996 (portant modification de certaines dispositions de la loi électorale du 26 avril 1960) s’inspirèrent de ce principe en présentant leur recours.
En effet, la loi incriminée prévoyait une répartition des circonscriptions électorales qui n’assurait manifestement pas l’égalité, aussi bien vis-à-vis des électeurs que vis-à-vis des élus.
Dans sa décision nº 4/96 du 7 août 1996, le Conseil eut soin de préciser la valeur constitutionnelle du principe d’égalité en matière électorale et d’en détailler les aspects et les exigences tout le long des principaux considérants de cette décision dont voici la teneur :
« Considérant que l’article 24 de la Constitution libanaise stipule que la Chambre des députés est constituée de députés élus dont le nombre et les modalités d’élection sont fixés ; que cette disposition se limite à établir les principes qui doivent commander la répartition des différents sièges de la Chambre ;
Que la Chambre des députés, lors de l’établissement des lois électorales doit cependant, en tout état de cause, observer les principes généraux qui sont énoncés dans l’article 7 de la Constitution comme dans son préambule ;
Que l’article 7 de la Constitution déclare : « Tous les Libanais sont égaux devant la loi. Ils jouissent également des droits civils et politiques et sont également assujettis aux charges et devoirs publics sans distinction aucune… »
Que le paragraphe C du préambule de la Constitution stipule à son tour : « Le Liban est une république démocratique, parlementaire, fondée sur le respect des libertés publiques et en premier lieu la liberté d’opinion et de conscience, sur la justice sociale et l’égalité dans les droits et obligations entre tous les citoyens, sans distinction, ni préférence ».
Que le paragraphe D de ce préambule énonce enfin : « Le peuple est la source des pouvoirs et le détenteur de la souveraineté qu’il exerce à travers les institutions constitutionnelles… ».
Considérant que l’élection constitue l’expression démocratique de cette souveraineté ; qu’elle ne peut être démocratique que si sa règlementation est conforme aux principes de la Constitution, notamment au principe d’égalité de tous les citoyens devant la loi ;
Que la loi est la manifestation d’une volonté générale qui s’exprime à la Chambre des députés ; qu’elle ne revêt ce caractère que si elle s’accorde avec les principes généraux de la Constitution ; qu’elle doit être ainsi uniforme, la même pour tous les citoyens ; que cette uniformité dans le domaine de la loi électorale se réalise par une égalité établie entre tous les suffrages des citoyens, de manière à ce que chaque suffrage ait la même force électorale dans les différentes circonscriptions ;
Que la crédibilité d’un système électoral se fonde aussi sur le découpage des diverses circonscription électorales qui doit garantir à son tour une égalité de représentation.
Qu’il est considéré à juste titre que tout découpage doit être opéré sur des bases essentiellement démographiques pour être représentatif d’un territoire et de ses habitants.
Considérant que le critère démographique dans le découpage des circonscriptions électorales n’est cependant pas rigide et absolu, qu’il appartient au législateur de lui apporter des atténuations lorsqu’il doit tenir compte de circonstances exceptionnelles ; que cependant ces atténuations qui touchent le principe d’égalité ne sauraient être admises que si elles s’inspirent d’impératifs précis d’intérêt général et s’appliquent dans des limites étroites…
Considérant que l’article 24 de la Constitution a, d’autre part, établi la répartition des différents sièges de la Chambre sur le fondement des règles destinées à réaliser avec justice, un équilibre entre les diverses communautés comme entre les différentes régions du pays, de manière à assurer leur représentation adéquate et de préserver leur coexistence commune ;
Que ces règles auxquelles se réfèrent l’article 24 perdent nécessairement leur signification si la loi électorale, pour le découpage des circonscriptions, ne se fonde pas sur un critère unique applicable dans toutes les régions du pays…qu’elle préserve aussi l’égalité des candidats en leur conférant les mêmes droits, en les soumettant aussi aux même obligations…
…Qu’on ne saurait admettre enfin que le législateur donne à des circonstances exceptionnelles et provisoires un caractère permanent, en fondant sur elles des règles stables et générales qui portent atteinte d’une manière durable au principe d’égalité… »
(fin de citation)
Autrement dit, en prononçant cette décision le Conseil constitutionnel libanais s’est référé en même temps au texte de la Constitution, aux énonciations de son préambule et à la théorie des principes généraux du droit pour ériger en valeur d’ordre constitutionnel, le principe d’égalité appliqué au droit de suffrage et de représentation politique.
Il ne pouvait pas manquer de le souligner pour un pays ancré dans des traditions d’égalité qui imposent leur respect à tous les plans, y compris le plan constitutionnel lui-même, puisque ces données traditionnelles découlent, à bien les considérer, d’une certaine transcendance démocratique.
Le Conseil Constitutionnel avait d’ailleurs annoncé sa pleine adhésion à ces principes généraux lorsqu’il s’est exprimé dans sa décision nº 2/95 du 25 février 1995 en disant :
« Considérant que la loi objet du recours…viole en effet le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire en portant atteinte aux garanties qui doivent être assurées aux juges et aux justiciables… »
Le Conseil ne pouvait cependant pas ignorer les limites de l’application de tels principes vis-à-vis de circonstances exceptionnelles nullement appelées cependant à avoir un caractère permanent. Ces principes doivent découler de considérations s’inspirant d’impératifs précis d’intérêt général appliquées dans des limites étroites, étant entendu que le Conseil demeure souverain pour contrôler l’opportunité laissé au pouvoir aussi bien législatif qu’exécutif de se baser sur de telles motivations.
En se référant par ailleurs aux dispositions de l’article 24, il fait allusion (même si cela demeure dans les limites d’une certaine discrétion) au principe proprement libanais de la représentation équitable des communautés de manière à assurer un équilibre auquel on ne peut pas encore se soustraire.
Avant même la création récente du Conseil Constitutionnel au Liban, la jurisprudence administrative libanaise (constituée essentiellement par les arrêts du Conseil d’Etat) obéissait également à la même démarche, surtout lorsque ce dernier se permettait, à certaines occasions, l’équivalent d’un contrôle externe de la constitutionnalité des lois ou plus précisément un contrôle de la procédure d’application de la Constitution ou des principes généraux.
Considérant donc du principe d’égalité appliqué au droit de suffrage et au découpage des circonscriptions après la mise en vigueur du principe de l’indépendance de la magistrature…voilà les premiers jalons d’un long chemin qui viendra, on doit l’espérer, affermir de plus en plus les conditions préalables d’un Etat de droit, lequel ne peut être que l’aspiration naturelle de tout pays véritablement démocratique.
Signé : Dr. Antoine KHAIR
Membre du conseil Constitutionnel libanais Professeur à la Faculté de Droit
de l’Université Saint-Joseph (Beyrouth)
Documents annexes :
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Décisions nº 2/95 du 25 février 1995
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Décision nº 4/96 du 7 août 1996