Actualites < Retour
Avis dissident (M 156/19b-fr) Antoine Messarra
M 156/19b-fr
Antoine Messarra
Membre du Conseil constitutionnel
Résumé en français de son Avis dissident en 14 p.
En application de l’art. 12 de la loi du Conseil constitutionnel no 250 du 14/7/1993, réitérée dans l’art. 36 de la loi no 243 du 7/8/2000 des Statuts intérieurs du Conseil : « Le membre ou les membres dissidents inscrivent leur dissidence au bas de la décision, la signent, et la décision est considérée partie intégrante de la décision et publiée et diffusée avec la décision. »
Je formule un avis dissident pour deux motifs majeurs au moins :
1. Non-droit : La publication de lois et d’amendements successifs et cumulatifs, l’inapplication de ces lois, surtout dans le secteur de l’ « Electricité, et la justification que le principe de légalité constitue l’obstacle, puis le retour à des amendements et des exceptions en vue de légitimer des situations de fait, tout cela institue une situation de non-droit.
2. Volonté parlementaire de garantie des fondamentaux du contrôle et de la transparence : Une volonté partagée ressort du Procès-verbal même de la séance parlementaire du 17/4/2019. Plusieurs députés appartenant à différents blocs, ont exprimé leur opposition, puis en fin de séance le président du Parlement inscrit une « interprétation », qui n’a pas un caractère impératif.
***
1. Stratégie planifiée de non-droit : Le principe de légalité obstacle à la bonne gouvernance !La publication de lois et d’amendements législatifs successifs avec des exceptions cumulatives et successives à propos de nombre de problèmes, surtout en ce qui concerne l’Electricité, en ignorant la mise en application de ces lois, tout cela fonde une situation, non de violation de la loi mais, plus grave, de non-droit. Le droit est dépouillé de son essence normative et se trouve instrumentalisé pour légitimer des situations de fait.
Le texte législatif contesté est du non-droit. L’objectif non déclaré est de produire des lois qui amendent d’autres lois et qui, durant des années, n’ont pas été exécutées. On sort des institutions, régulatrices des normes, en vue de légitimer un état de fait.
La situation de non-droit ressort de l’exposé même des motifs où il s’agit « d’agir au plus vite possible », de « sauver le secteur de l’Electricité », d’adopter une « procédure spéciale »… Cela signifie que le principe de légalité, et tout l’appareil juridique à propos des adjudications, le contrôle et la transparence, constituent des obstacles à la gouvernance publique et à la garantie des droits. Or le principe de légalité, dans toute son historicité, est la garantie de réalisation, du développement et de la qualité des services fournis aux citoyens.
Il est aberrant de propager dans l’opinion que le principe de légalité est source d’inefficience dont la responsabilité relève de gestionnaires de la chose publique. « Les lois inutiles, écrit Montesquieu, nuisent aux lois nécessaires. »
La propension à légiférer sur des cas dits particuliers, et qui ne sont pas si particuliers, témoigne d’une approche réductrice de l’édifice juridique.
La gravité du texte contesté réside dans le fait que la conformité aux lois est considérée source de nuisance et que le hors-la-loi est avantageux, alors que la dilapidation de l’argent public et la corruption découlent du non-droit.
Le texte contesté, en deux articles non explicites, libère la décision de tout encadrement juridique à propos des adjudications. Il la libère de la comptabilité publique, en ce qui concerne particulièrement le secteur de l’Electricité.
Le texte consacre et reproduit les mêmes raisons qui expliquent la détérioration dans le secteur de l’Electricité : les législations, lois et décrets sur l’Electricité, y compris des décisions gouvernementales, n’ont pas été appliquées.
La propagation d’une mentalité selon laquelle la légalité et le contrôle sont préjudiciables et facteurs d’atermoiement va au-delà de la violation de la loi, niant la qualité de la loi en tant que garantie de bonne gouvernance.
Si l’inflation juridique en matière d’Electricité, depuis près de 15 ans, n’a pas débouché sur la fourniture du courant électrique, c’est parce que des fondamentaux sur les Adjudications, la Cour des Compte, et la gestion de l’argent public n’ont pas été observés.
L’exception signalée dans le texte législatif contesté est ouverte à toutes les éventualités. Or toute exception est par essence restreinte. Qu’est-ce que l’exception, d’après tous les dictionnaires juridiques ? L’exception doit demeurer singulière, attachée à un cas particulier.
2. Violation de l’art 89 de la Constitution : Cet article prohibe la délégation d’une concession qu’en vertu d’une autorisation parlementaire : « Aucune concession, ayant pour objet l’exploitation d’une richesse naturelle du pays ou un service d’utilité publique, ni aucun monopole ne peuvent être accordés qu’en vertu d’une loi et pour un temps limité. »
Le texte législatif contesté viole, en ce qui concerne l’art. 89, cinq règles au moins.
- l’octroi de concession en vertu l’une loi et pour une durée déterminée,
- la non détermination des règles en vue d’une concurrence égalitaire,
- l’exigence d’un service plus approprié et moins onéreux,
- la protection de l’argent public en conformité avec des normes de contrôle et de transparence.
- La protection des droits des consommateurs.
3. Violation de l’art. 36 de la Constitution du fait de la votation et non détermination de la majorité obtenue : Il ressort du Procès-verbal de la séance parlementaire du 17/4/2019 qu’une exigence substantielle n’a pas été respectée, avec une opposition de parlementaires. Le Conseil constitutionnel avait, dans sa décision
no 5/2017 du 22/9/2017, souligné que l’art. 36 du Règlement intérieur est substantiel.
4. La violation du principe de séparation des pouvoirs : Le Parlement ne peut déléguer sa compétence exclusive en faveur du gouvernement ou d’un ministère.
5. La violation des normes de légistique en ce qui concerne la clarté, l’intelligibilité et l’accessibilité de la loi : Les projets BOT et PPA ne sont pas explicités, ni dans la loi, ni dans le texte législatif contesté. En outre est-il nécessaire de proroger la loi 288/2014 qui d’ailleurs n’a pas été appliquée ? En outre, le texte est incompréhensible même après plusieurs lectures. Il viole notamment la théorie de la loi qui, par essence, implique des limites pour éviter l’abus de droit.
6. La volonté partagée de parlementaires de plusieurs blocs et tendances : Il ressort du Procès-verbal de la séance parlementaire du 17/4/2019 une volonté, expresse et partagée, de plusieurs parlementaires appartenant à différents blocs et tendances que le texte contesté est hors normes (Anwar Khalil, Marwan Hamadé, Paulette Yacoubian, Yassin Jaber, Faysal Karamé, Nicolas Nahas, Georges Okais, Sami Gemayel, Usama Saad, Jamil Sayyed, Bilal Abdallah, Nadim Gemayel…, et enfin le président du Parlement).
Voici quelques expressions utilisées :
« je ne sais pas »,
« je ne comprends pas »,
« échappatoire »,
« exception à une exception »,
« qui contrôle ? »
« pouvons-nous savoir »,
« nous appliquons des prescriptions que nous ne connaissons pas »,
« chèque en blanc »,
« désordre législatif »,
« dualisme en toute chose »,
etc…
Cela a débouché, à la fin de la séance parlementaire, sur trois propositions d’amendement et l’inscription, par le président du Parlement, en conclusion de la séance, d’une « interprétation » (tafsîr) de la loi : « Le texte signifie que l’Administration ou le Ministère prépare le Cahier des charges, qui sera envoyé à la Direction des adjucations qui formule ses observations et, en cas de divergence avec le Ministère, le problème est soumis au Conseil des ministres qui décide ce qui convient » (p. 29).
Il s’agit là d’une interprétation qui, en dépit de son importance et pertinence, n’a pas le caractère impératif.
C’est le Procès-verbal de la séance parlementaire qui montre que le texte aurait été voté, avec ou sans appel nominal, sans détermination du volume de la majorité obtenue, et cette majorité est non précisée, douteuse, conditionnelle, prudente, et contestataire.
***
En conclusion, il ressort, paradoxalement, du texte législatif contesté que c’est le principe de légalité qui est l’obstacle au règlement du problème de l’Electricité et que l’exclusion de ce principe, ou plutôt le non-droit, constitue la garantie d’effectivité !
Cela bouleverse tout le patrimoine juridique séculaire du principe de légalité. Le texte s’intègre dans le non-droit. Il libère le pouvoir de toute limitation, contrôle, exigence de transparence, compétition ouverte dans les adjudications, souci de l’argent public, et droit des consommateurs, avec la volonté de propager dans l’opinion que le principe de légalité est un obstacle à l’efficience, la bonne gouvernance et la justice.
Pour tous ces motifs, le texte législatif no 129 du 30/4/2019 (Journal officiel, annexe au no 23, du 3/4/2019) est inconstitutionnel et, plus généralement, incompatible avec toutes les normes reconnues de régulation et de l’Etat de droit.
Antoine Messarra
___________________________