Décision No. 2/2012
Décision no 2/2012 du 17/12/2012
Requérant : Le Président de la République le Général Michel Sleiman.
Loi objet du recours : Loi no 244/2012 du 13/11/2012 (Promotion d’officiers à la Sûreté générale).
Généralité et domaine de la loi, séparation des pouvoirs, principe d’égalité, concours et promotion, circonstances exceptionnelles…
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Le Conseil constitutionnel, réuni en son siège le 17/12/2012, sous Tarek Ziadé et des membres : Ahmad Takieddine, Antoine Messarra, Antoine Khair, Zaghloul Attié, Toufic Soubra, Souheil Abdel Samad, Salah Moukheiber et Muhammad Bassam Murtada,
En vertu de l’article 19 de la Constitution,
Et après examen du dossier de la requête, des documents joints et du rapport du membre rapporteur en date du 11/12/2012,
Considérant que le Président de la République a présenté un recours, enregistré au siège du Conseil constitutionnel le 29/11/2012 sous le no 1/2012, demandant l’annulation de la loi no 244/2012 du 13/11/2012, publiée au Journal officiel no 48 du 15/11/2012 et relative à la promotion d’inspecteurs à la Direction générale de la Sûreté générale détenteurs de la Licence libanaise en droit, et cela au grade de lieutenant,
Considérant que l’auteur du recours soulève à propos de la loi les motifs suivants en vue de l’annulation :
1. La violation du principe de séparation des pouvoirs législatif et exécutif,
Le Préambule de la Constitution, alinéa (e), soulignant que « le régime est fondé sur la séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération », tout comme les articles 16 et 17 de la Constitution. L’article 16 confie le pouvoir législatif à la Chambre des députés, alors 26 Décisions que l’article 17 confie le pouvoir exécutif au Conseil des ministres. La loi objet du recours viole l’art. 65 de la Constitution, lequel article détermine les attributions du Conseil des ministres, dont la nomination des fonctionnaires de l’Etat, leur licenciement et l’acceptation de leur démission conformément à la loi.
L’auteur du recours montre, sur la base de ces dispositions et des principes constitutionnels généraux, que le Parlement en qualité de pouvoir législatif a compétence pour la détermination des règles juridiques générales, sans que ces règles aient pour objet des personnes particulières et prédéterminées, et qu’il revient donc au pouvoir exécutif d’appliquer ces règles générales à l’ensemble de ceux régis par les conditions de cette application. Parmi ces règles générales, les normes relatives à la fonction publique et régissant la nomination des fonctionnaires et leur cursus professionnel, y compris la promotion et la fin du service.
La loi objet du recours, en se proposant la promotion de fonctionnaires en particulier et en décidant cette promotion, viole les textes législatifs et les principes constitutionnels précités.
2. La violation du principe d’égalité de l’alinéa (c) du Préambule de la Constitution, qui dispose :
« Le Liban est une République démocratique parlementaire, fondée sur le respect des libertés publiques – la liberté d’opinion et de croyance en premier -, sur la justice sociale, et sur l’égalité dans les droits et les obligations entre tous les citoyens, sans distinction, ni préférence. »
Le concours annoncé et réalisé par le gouvernement en 2002 a fait participer des candidats civils et aussi des militaires de divers secteurs militaires.
La loi objet du recours en inconstitutionnalité, en spécifiant pour la promotion exclusivement des militaires qui relèvent de la Direction générale de la Sûreté générale, à l’exclusion des autres militaires et civils qui ont réussi au concours, viole le principe d’égalité prévu à l’alinéa (c) du Préambule de la Constitution. Conseil constitutionnel 27
3. La violation du principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire. Après la clause du Préambule sur la séparation des pouvoirs, l’article 20 de la Constitution dispose que « le pouvoir judiciaire (…) est exercé par les tribunaux des différents ordres et degrés. »
Les résultats du concours sur lequel se fonde la loi objet du recours en inconstitutionnalité, en vue de la promotion d’inspecteurs à la Sûreté générale, sont contestés auprès du Conseil d’Etat sans qu’un jugement n’ait encore été prononcé. La loi objet du recours anticipe les résultats de l’action judiciaire et annule ses effets, ce qui viole le principe de séparation des pouvoirs.
Il appert de ce qui précède :
A. Dans la forme
Considérant que la loi objet du recours a été promulguée le 13/11/2012 et publiée au Journal officiel no 48 du 15/11/2012,
Considérant que le recours a été présenté le 29/11/2012, avec la signature du Président de la République,
Considérant que le recours enregistré dans le délai légal est conforme aux conditions de forme en vertu de l’article 19 de la Constitution et de l’article 19 de la loi no 250/1993 et ses amendements,
B. Dans le fond
1. La violation du principe de séparation des pouvoirs législatif et exécutif.
Considérant que la loi objet du recours dispose dans son article 1 :
« A titre exceptionnel, les inspecteurs détenteurs de la Licence libanaise en droit et qui ont obtenu la moyenne de 50/100 et au-dessus au concours dont les résultats ont été proclamés le 8/11/2002 et qui n’ont pas été promus, bénéficient de la promotion, et l’autorité compétente assure la mise en application de cette loi ainsi que la publication des décrets relatifs à l’ancienneté, à l’avancement et à l’exécution de la promotion au grade de lieutenant. »
Considérant que la Constitution dispose dans son Préambule que le régime est fondé sur la séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération,
Considérant que la séparation des pouvoirs constitue un pilier fondamental des régimes démocratiques et s’intègre parmi les garanties constitutionnelles des droits et des libertés,
Considérant que la Constitution dispose dans son Préambule que le Liban est une République démocratique parlementaire et que les droits et libertés sont garantis à travers l’engagement à la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’obligation d’incarner les principes de la Déclaration dans tous les domaines sans exception. La Constitution garantit aussi les droits et libertés dans nombre de dispositions, dont les articles 7,8,9,10,12,13,14,15, dans un Chapitre spécial, le Chapitre 2 : « Des Libanais, de leurs droits et de leurs devoirs »,
Considérant que la Constitution, qui définit les attributions de chacun des trois pouvoirs, confie le pouvoir législatif au Parlement, le pouvoir exécutif au Conseil des ministres, et le pouvoir judiciaire aux Tribunaux des divers ordres et degrés,
Considérant que l’équilibre des pouvoirs signifie la limitation de chaque pouvoir à son domaine d’attribution sans hégémonie d’un pouvoir sur un autre,
Considérant que la coopération entre les pouvoirs implique la facilitation par chaque pouvoir de l’action de l’autre, sans compénétration et en vue de la régulation du fonctionnement des institutions et l’exercice de leur rôle pour l’intérêt général,
Considérant que la coopération entre les pouvoirs, qui exclut toute confusion, exige l’arrêt de chaque pouvoirs aux limites de la séparation,
Considérant que la coopération des pouvoirs ne peut aboutir à la substitution d’une autorité par une autre pour l’exercice des attributions y afférentes partiellement ou en totalité,
Considérant que la Constitution définit dans son article 65 le domaine de compétence du Conseil des ministres, dont la nomination des fonctionnaires, leur licenciement et l’acceptation de leur démission en vertu de la loi,
Considérant que le domaine de compétence pour la nomination des fonctionnaires, leur licenciement et l’acceptation de leur démission inclut aussi la compétence de leur promotion en vertu de la loi,
Considérant que le domaine de compétence du Parlement porte sur le contrôle de l’activité gouvernementale, sans se substituer au gouvernement,
Considérant que la promotion d’inspecteurs, détenteurs de la Licence libanaise en droit, ayant réussi à un concours organisé en 2002, au rang de lieutenant, constitue un débordement du pouvoir législatif sur ses attributions, exerçant ainsi une action qui est limitativement du domaine exécutif, et débordant le principe de séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération,
Pour toutes ces considérations, la loi objet du recours en inconstitutionnalité est contraire au principe de séparation des pouvoirs, de leur équilibre et coopération.
2. La violation de la notion d’exception
Considérant que la loi doit être générale pour tous les citoyens et unique pour tous ceux régis par des situations juridiques similaires, et qu’on ne peut en conséquence élaborer des dispositions juridiques particulières à la mesure de personnes prédéterminées,
Considérant qu’il découle des circonstances exceptionnelles, résultant d’événements imprévisibles, une légitimité exceptionnelle qui permet au législateur, dans des limites définies, de déborder le cadre de règles ayant valeur constitutionnelle, en vue de la sauvegarde de l’ordre public, de la continuité des institutions et des intérêts supérieurs de la nation,
Considérant que l’exception qui exige des conditions justificatives doit être circonscrite et bien confinée,
Considérant que la loi objet du recours a été votée par le Parlement à titre exceptionnel,
Considérant que rien ne justifie l’exceptionnalité, à défaut de circonstances exceptionnelles, et s’il appartient au législateur d’apprécier l’existence de telles circonstances pour l’élaboration d’une loi en exception par rapport aux dispositions de la Constitution et dans la limite temporelle que ces circonstances exigent, l’exercice de ce droit demeure soumis au contrôle de constitutionnalité,
Considérant que le Conseil constitutionnel n’a pas relevé dans l’exposé des motifs de la loi objet du recours l’existence de circonstances exceptionnelles nées de façon subite dix ans après le déroulement du concours,
Considérant que l’exception injustifiée en vue de la promotion d’inspecteurs à la Sûreté générale est déliée de tout rapport avec l’ordre public, la continuité du service public et la sauvegarde des intérêts supérieurs du pays, mais bien au contraire elle débouche sur la perturbation de la hiérarchie et de la structure pyramidale des officiers de la Direction générale de la Sûreté générale,
En conséquence, il n’y a pas de justification à l’adoption à titre exceptionnel de la loi no 244/2012 objet du recours en inconstitutionnalité.
3. La violation du principe d’égalité
Considérant que la Constitution a garanti l’égalité des citoyens en droits et devoirs sans discrimination ou préférence,
Considérant que l’égalité n’est pas absolue, mais porte sur les citoyens régis par la similitude de situation juridique,
Considérant que le législateur peut sous deux conditions opérer une différence de traitement : quand les citoyens se trouvent dans des situations et postes différenciés, et quand l’intérêt général justifie la différenciation, sous condition que la différence de traitement soit en conformité avec la finalité de la loi,
Considérant que ceux qui se sont présentés au concours en 2002 pour le recrutement d’officiers de la Sûreté générale des divers secteurs militaires et civils qui remplissent les conditions du concours se trouvaient en droit dans la même situation et poste,
Considérant que la Constitution stipule dans son article 12 :
« Tout les citoyens sont également admissibles à tous les emplois publics sans autre motif de préférence que leur mérite et leur compétence et suivant les conditions fixées par la loi »,
Considérant que le concours détermine le niveau de mérite et de compétence,
Considérant que la notion de concours diffère de celle d’examen,
Considérant que la nomination à la fonction publique sur base de concours s’effectue à la lumière des besoins de l’administration, en fonction du classement des candidats au concours et qu’il n’est pas permis d’affecter tous ceux qui y réussissent si le nombre déborde les besoins de l’administration,
Considérant que la différenciation parmi les candidats qui ont réussi se fonde sur la notation et, en conséquence, sur la compétence et le mérite en conformité avec la Constitution,
Considérant qu’on ne peut opérer une différenciation dans la loi objet du recours entre les inspecteurs de la Sûreté générale et les militaires d’autres cadres et civils qui se sont présentés au même concours et se trouvaient dans la même situation juridique, ce qui viole le principe constitutionnel d’égalité.
4. La violation du principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire
Considérant que la Constitution stipule de façon explicite le principe de séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération,
Considérant que la Constitution énonce le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire,
Considérant que des candidats au concours dont les résultats ont été proclamés le 8/11/2002 et qui n’ont pas été promus ont intenté une action devant le Conseil d’Etat,
Considérant que le pouvoir législatif ne peut anticiper la décision judiciaire à propos du concours contesté et élaborer une loi fondée sur ce concours,
La loi objet du recours est en conséquence incompatible avec le principe de séparation des pouvoirs législatif et judiciaire.
Pour toutes ces considérations, après délibération et en addendum à la décision du Conseil constitutionnel no 1/2012 du 31/12/2012 relative à la suspension de la mise en vigueur de la loi objet du recours,
Le Conseil constitutionnel décide à l’unanimité :
1. La recevabilité du recours en la forme.
2. L’annulation de la loi no 244/2012 du 13/11/2012, publiée au Journal officiel no 48 du 15/11/2012, relative à la promotion d’inspecteurs à la Direction générale de la Sûreté générale détenteurs de la Licence libanaise en droit, et cela au grade de lieutenant.
3. La publication de la présente décision au Journal officiel.
Décision du 17/12/2012.
Membres
Muhammad Bassam Murtada
Salah Moukheiber
Toufic Soubra
Zaghloul Attié
Antoine Khair
Antoine Messarra
Ahmad Takieddine
Vice-président Tarek Ziadé
Président Issam Sleiman