Décision No. 1/2005
Décision No. 1/2005
Date: 06/08/2005
Articles en question | Préambule parag. (c) et (e) Constitution Art. 19 (2) et 20 Règlement du Conseil Art. 4 |
Recours No.: 12/2005
Les Requérants - Messieurs les Députés : Ghassan Mokhaiber – Nehmtallah Abi Nasr – Walid Nagib El-Khoury - Youssef Khalil – Hagob Bakradounian – Michel Aoun – Ibrahim Kenaan – Farid El-Khazen – Elias Skaff – Abbas Hachem.
La loi objet du recours : La loi no. 679 en date du 19 juillet 2005 relative à l’ajournement de l’examen des recours présentés devant le Conseil Constitutionnel, et publiée dans le Journal Officiel, annexe du no. 30, en date du 20 juillet 2005.
Le Conseil Constitutionnel,
Réuni en son siège le 6 août 2005, sous la présidence de son Président Amine Nassar et en la présence de son Vice-Président Moustapha El-Auji, ainsi que de ses membres Houssein Hamdane, Faouzi Abou Mrad, Salim Jreyssati, Sami Younès, Afif Mokaddem, Moustapha Mansour, Gabriel Syriani et en l’absence du membre Emile Bejjani, pour des raisons de voyage ;
Vu l’article 19 de la Constitution,
Après lecture du libellé du recours et du rapport du membre rapporteur,
Considérant qu’il appert que les députés susnommés ont présenté un recours enregistré au greffe du Conseil Constitutionnel en date du 28/07/2005 sous le no. 12/2005, tendant à :
1- considérer le Conseil Constitutionnel actuel compétent pour statuer sur ledit recours ;
2- suspendre immédiatement l’application de la loi, objet du présent recours ;
3- accepter le recours en la forme, et annuler au fond la loi no. 679/2005 vu son inconstitutionnalité, et ce pour les motifs suivants :
Premièrement: La loi objet du recours est contraire à l’alinéa 2 de l’article 19 de la Constitution et autres lois de nature constitutionnelle.
L’alinéa 2 de l’article 19 de la Constitution libanaise relatif à l’institution du Conseil Constitutionnel stipule: « Les règles concernant l’organisation du Conseil, son fonctionnement, sa composition et sa saisine seront fixées par une loi.»
En application de ce texte, la loi no. 250/1993 a été d’abord promulguée puis amendée par la loi no. 150/99 qui a véritablement institué le Conseil Constitutionnel et précisé les règles de son organisation, de son fonctionnement, de sa composition et de sa saisine ; dans le même contexte, a été promulguée la loi no. 243/2000 relative au statut interne du Conseil, qui prévoit dans son article 4 qu’à l'expiration de leur mandat, les membres sortants continuent à exercer leurs fonctions jusqu'à désignation et prestation de serment de leurs successeurs.
Les requérants ont déclaré que les deux lois précitées sont des lois organiques inhérentes à la Constitution, car elles comportent des dispositions et des textes de nature constitutionnelle. Par conséquent, elles ne peuvent être modifiées ou annulées par une loi ordinaire telle la loi, objet de ce recours, mais par une loi de nature également constitutionnelle.
Sur ce, les requérants considèrent que la loi ordinaire, objet de ce recours, est inconstitutionnelle et doit être, par suite, annulée.
Deuxièmement: La loi objet de ce recours viole le principe de la séparation des pouvoirs.
Conformément à l’article 1er de la loi no. 250/1993 amendée par la loi no. 150/1999, qui stipule que le Conseil Constitutionnel est une instance indépendante à caractère juridictionnel. Il relève, par conséquent, du pouvoir judiciaire dont l’article 20 de la Constitution a garanti l’indépendance par rapport aux deux autres pouvoirs constitutionnels : le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif.
En vertu du principe de la séparation des pouvoirs, aucun pouvoir constitutionnel ne peut intervenir dans le cours du travail d’un autre pouvoir constitutionnel et l’empêcher d’exercer ses fonctions convenablement.
Outre le texte constitutionnel qui la consacre, l’indépendance de la Justice est un principe de valeur constitutionnelle. La loi, objet de ce recours, en ajournant l’examen des recours jusqu’à l’achèvement de la désignation des membres du Conseil constitutionnel, a ainsi retiré à cette instance judiciaire son droit d’examiner les recours. Que ce soit pour une durée limitée ou non, cela demeure inacceptable constitutionnellement car il sape les piliers de l’Etat en portant atteinte à l’une des autorités constitutionnelles : le pouvoir judiciaire.
Il ne s’agit pas seulement de l’aptitude du Conseil constitutionnel à recevoir les recours, mais aussi de sa prérogative à examiner et statuer irrévocablement sur les recours, prérogative que la loi, objet de ce recours, l’a empêché d’exercer. Ainsi, la loi incriminée n’est pas fondée légalement ni constitutionnellement et doit, par suite, être annulée.
Troisièmement : Violation du principe de la continuité des services publics.
S’il est vrai que la présence d’une instance morale est nécessaire pour le bon fonctionnement d’un service public, rien n’interdit à cette instance de poursuivre l’exercice de ses fonctions malgré l’expiration de son mandat, et ce dans le but de pourvoir aux besoins de l’intérêt public et d’assurer la continuité du service public, même en l’absence d’un texte exprès sur ce point. Que serait-ce alors avec l’existence d’un texte exprès en ce sens, tel celui de l’article 4 de la loi no. 243/2000?
Par conséquent, la loi, objet de ce recours, en paralysant un service juridictionnel principal, est inconstitutionnelle et doit être annulée.
Quatrièmement : La loi objet du recours est entachée d’une erreur manifeste d’appréciation.
Il appartient au pouvoir législatif de modifier ou d’abroger une loi à tout moment, sans conflit de juridiction. Cela ne signifie pas pour autant que ce pouvoir peut commettre une erreur en exerçant son droit précité. Ainsi, tout nouveau texte de loi qu’il promulgue ne doit en aucun cas se baser sur des faits inexacts ni sur des causes légales erronées ni sur une erreur manifeste d’appréciation ni être entaché de détournement de pouvoir. Car dans ce cas, il aurait « imposé au pays et au peuple une législation arbitraire et corrompue qui nuit à l’intérêt public au lieu de pourvoir à son bien et à sa régularité. Par suite, la législation doit être annulée. » Quand le détournement de pouvoir atteint un seuil dangereux paralysant un service public constitutionnel aussi vital que le Conseil Constitutionnel, il constitue alors certainement une erreur manifeste d’appréciation. Il est donc du devoir du Conseil Constitutionnel - à travers le contrôle qu’il exerce sur l’acte législatif par la voie d’un recours - d’annuler le texte dérogatoire, telle la loi, objet de ce recours, qui doit être annulée.
Sur base de ce qui précède,
Premièrement - Concernant la compétence du Conseil Constitutionnel à exercer son contrôle sur la loi, objet du présent recours :
Considérant qu’il convient, avant de considérer la recevabilité ou non du présent recours en la forme ou au fond, de statuer tout d’abord sur la question préalable relative à la compétence du Conseil constitutionnel à examiner la constitutionnalité de la loi no. 679/2005, objet du recours, dont l’unique article (alinéa 1) prévoit « l’ajournement de l’examen des recours présentés devant le Conseil Constitutionnel jusqu’à l’achèvement de la désignation de ses membres» ; que cela implique que le législateur a retiré au Conseil Constitutionnel sa prérogative d’examiner les recours qui lui sont présentés, notamment le présent recours en annulation, et ce jusqu’à l’échéance d’un terme indéterminé ou la réalisation d’une condition ambiguë;
Considérant que l’article 19 de la Constitution, ajouté par la loi constitutionnelle no. 18 en date du 21/09/1990, au regard du Pacte National, régit la création d’un Conseil Constitutionnel pour «contrôler la constitutionnalité des lois et statuer sur les conflits et pourvois relatifs aux élections présidentielles et parlementaires» ; qu’il a précisé les autorités ayant le droit de saisir le Conseil pour contrôler la constitutionnalité des lois ; et qu’il a confié au législateur la fixation des règles relatives aux matières définies dans son alinéa 2 qui dispose: « Les règles concernant l’organisation du Conseil, son fonctionnement, sa composition et sa saisine seront fixées par une loi» ; considérant que cela s’est effectivement réalisé par la voie des deux lois relatives à la création du Conseil Constitutionnel et à son statut interne, entraînant par conséquent l’abrogation d’office de l’article 30 de la Constitution qui prévoyait que « Les députés sont seuls compétents pour juger de la validité de leur mandat. Aucun mandat ne peut être invalidé qu’à la majorité des deux tiers du total des membres. » ; que cet article a été abrogé d’office aussitôt qu’a été institué le Conseil Constitutionnel et dès l’entrée en vigueur de la loi le concernant, en ajoutant un alinéa à l’article 30 susvisé en vertu de la loi constitutionnelle no. 18/90, unifiant ainsi la référence constitutionnelle compétente pour examiner les pourvois parlementaires ;
Considérant qu’il n’existe pas d’autre référence constitutionnelle que la Constitution a investi de la compétence de contrôler la constitutionnalité des lois ; qu’il n’est, en outre, pas admis par la doctrine ni par la jurisprudence ni logiquement que le pouvoir qui promulgue un acte illégal soit également investi de la compétence de le contrôler et de l’abroger, le cas échéant, sachant que « le législateur à l’égard des actes duquel le contrôle constitutionnel s’applique, ne peut se prémunir contre une règle constitutionnelle établie à l’origine pour le réprimer» ; (Edmond Rabbath – la Théorie de la constitutionnalité des lois et son rôle au Liban, la vie parlementaire, vol. 9, décembre 1993, p. 51.)
Considérant que la prérogative du Conseil s’érige en prérogative constitutionnelle suite à l’institution du Conseil et à la détermination de ses prérogatives dans un texte constitutionnel ; qu’il est, par suite, un pouvoir constitutionnel que le constituant a inscrit sous le Titre II de la Constitution intitulé : « Des Pouvoirs », à la 1ère partie intitulée : « Dispositions générales », à la suite des autres pouvoirs constitutionnels, comme suit :
- Le pouvoir législatif, qui s’exerce par une seule Assemblée: la Chambre des députés (art. 16) ;
- Le pouvoir exécutif, confié au Conseil des ministres qui l’exerce conformément aux dispositions de la Constitution (art. 17) ;
- Le Conseil constitutionnel, qui est institué pour contrôler la constitutionnalité des lois et statuer sur les conflits et pourvois relatifs aux élections présidentielles et parlementaires (art. 19) ;
- Le pouvoir judiciaire, qui est exercé par les tribunaux selon le statut établi par la loi et qui assure aux juges et aux justiciables les garanties indispensables, dans les limites et les conditions que la loi fixe aux magistrats. La Constitution veille à préciser expressément que : « Les juges sont indépendants dans l’exercice de leur magistrature » (art. 20) ;
Considérant que le Conseil estime que la compétence d’un pouvoir constitutionnel est d’attribution constitutionnelle ; qu’il est impossible d’y porter atteinte par une loi ordinaire mais seulement par une loi également constitutionnelle, soit un texte de loi qui requiert les mêmes procédures de modification de la Constitution, telles que stipulées dans cette même Constitution ;
Considérant que la loi no. 679/2005, objet du recours, ne s’inscrit pas à juste titre dans le cadre de l’alinéa 2 de l’article 19 de la Constitution, qui confie à une loi ordinaire la fixation des règles d’organisation du Conseil, de son fonctionnement, de sa composition et de sa saisine ; que l’ajournement de l’examen des recours présentés devant le Conseil jusqu’à l’achèvement de la désignation de ses membres ( !?) porte profondément atteinte au fonctionnement du Conseil et à sa prérogative prévue dans la Constitution, étant donné que l’exercice ne saurait être séparé du contenu, puisque la prérogative fait naturellement défaut quand son exercice est impossible - même provisoirement - et que les règles de compétence adoptées dans les différentes lois, tant constitutionnelles qu’ordinaires, sont des règles de compétence positive, soit des règles tendant à réaliser les objectifs pour lesquels le pouvoir ou l’institution titulaire de la compétence susvisée a été créée ;
Considérant que le Conseil, toujours dans le cadre de sa position à l’égard de sa compétence, se doit d’étudier des questions importantes et fondamentales y afférentes, à savoir, en bref, que si le Conseil conserve sa compétence d’examiner la loi 679/2005, objet de ce recours, cela aura une influence décisive sur l’examen du recours au fond ; considérant que cela constitue une opportunité précieuse et rare pour le Conseil d’être à la hauteur des objectifs pour lesquels le constituant l’a initialement créé, une opportunité qui ne s’est jamais présentée à aucun autre conseil ou tribunal constitutionnel dans le droit comparé, sachant que le Conseil constitutionnel français n’a jamais rencontré de situation légale similaire où il a été empêché d’exercer provisoirement ses prérogatives par une loi ordinaire ;
Considérant que le Conseil estime, à cet égard, que la compétence du Conseil en général n’est pas immunisée du simple fait qu’elle est prévue dans la loi la plus éminente qu’est la Constitution, mais aussi car le Conseil, en exerçant ses prérogatives, celle de contrôler la constitutionnalité des lois qui lui sont soumises ou celle de statuer sur les conflits ou les pourvois relatifs aux élections présidentielles et parlementaires, contribue efficacement – dans les limites du mécanisme, des règles et des procédures qui régissent chacune de ses prérogatives - à exprimer de la manière la plus correcte, précise, juste et sincère, la volonté du peuple libanais qui est, lui, la vraie source des pouvoirs et le détenteur de la souveraineté dans notre régime politique, ces mêmes pouvoirs et souveraineté qu’il exerce à travers les pouvoirs constitutionnels, tel que précisé dans l’alinéa (D) du Préambule de la Constitution ; considérant que le Conseil est l’un de ces pouvoirs constitutionnels et qu’il a été créé pour des objectifs à valeur constitutionnelle, tendant à renforcer la volonté directe du peuple dans le choix - librement exprimé - de ses représentants, ainsi que sa volonté indirecte exprimée à travers ses mandataires et ses représentants, soit les députés, et ce en contrôlant les élections présidentielles qu’ils effectuent et la constitutionnalité de leurs actes législatifs, du moins lorsque le Conseil en est saisi ;
Considérant que le Conseil estime que le principe de coopération des pouvoirs, principe complémentaire à celui de leur séparation et de leur équilibre, justifie et impose au Conseil sa contribution dans l’expression de la volonté du peuple telle quelle, afin que l’institution et le fonctionnement des pouvoirs soient réguliers et efficaces ;
Considérant que, pour encadrer ce qui précède concernant le présent recours relatif à la loi no. 679/2005, et dans une approche à la fois plus développée et admise de l’acte législatif, dont l’élaboration, l’édiction et l’appréciation de sa compatibilité relèvent exclusivement d’une seule instance - la Chambre des députés - conformément à l’article 16 de la Constitution, tout en veillant à ne pas tomber dans le détournement de pouvoir ou l’erreur manifeste, le Conseil estime que la loi n’est plus en elle-même un acte exprimant la volonté générale ou la volonté du peuple, comme la règle le prévoyait traditionnellement; que, du fait de la création du Conseil et à la lumière de l’objectif pour lequel il a été créé constitutionnellement, et de l’exercice effectif de ses prérogatives, cette règle est devenue comme suit : « La Loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » ; que cette règle demeure toutefois relative dans le régime libanais, puisque le contrôle de la constitutionnalité des lois se limite à celles qui font l’objet d’un recours dûment présenté au Conseil et que la règle n’a de portée absolue que lorsqu’un recours y est déféré, comme est le cas pour le présent recours ; que la règle est plus générale dans le régime français où le contrôle de la constitutionnalité des lois s’effectue en principe, méthodiquement et automatiquement, avant leur publication, notamment quand il s’agit de lois fondamentales :
« « La Loi est l’expression de la volonté générale » était le discours produit et légitimant à la fois, le pouvoir législatif des seuls représentants de la nation, du Parlement seul. « La Loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » est aujourd’hui le discours produit et légitimant à la fois du pouvoir du Conseil de participer à la formation de la loi en vérifiant qu’elle respecte les Règles constitutionnelles ».
Droit du Contentieux Constitutionnel, 4ème édition, Dominique Rousseau, p. 409-410.
Considérant que le Conseil estime qu’en n’exerçant pas son contrôle de constitutionnalité sur la loi no. 679/2005, objet du présent recours, il se serait abstenu de faire droit, ce qu’il ne peut jamais admettre; qu’il existe, de plus, une différence entre ne pas examiner le recours et ne pas statuer sur celui-ci, sachant que l’article 21 de la loi no. 250/93 et ses amendements (relative à la création du Conseil) prévoit que le texte de loi faisant l’objet d’un recours en annulation demeure valide tant que le Conseil n’a pas encore rendu de décision concernant le recours dans le délai prévu dans l’article précité ; que, par suite, l’effet de la législation ne s’interrompt pas sous prétexte qu’elle est soumise à un contrôle de constitutionnalité ;
Considérant que le Conseil, en son comité actuel, suite à l’expiration du mandat de cinq de ses membres, et sur la base de ce qui précède, a déjà exercé sa prérogative et rendu la décision no. 1/2003 en date du 21/11/2003, concernant le recours en annulation de la loi no. 549 en date du 20/10/2003 (conception, financement du développement et de la reconstruction des raffineries de Tripoli et de Zahrani, et leur fonctionnement) ; qu’il a, de même, reçu les recours relatifs aux dernières élections parlementaires et commencé à prendre les mesures nécessaires à leur examen; que tout cela montre qu’il n’a jamais douté de sa composition ou cessé d’exercer ses prérogatives ;
Par conséquent,
Sur base de ce qui précède,
Le Conseil décide qu’il est compétent pour statuer sur le présent recours en annulation.
Deuxièmement - En la forme :
Considérant que la loi no. 679/2005, objet de ce recours, a été publiée dans l’annexe du numéro 30 du Journal officiel en date du 20/7/2005, et que le présent recours a été déposé au Conseil en date du 28/7/2005, signé par 10 députés, ledit recours a donc été intenté dans le délai légal et il remplit les conditions formelles requises ; il convient, par conséquent, de le recevoir en la forme.
Troisièmement - Au fond :
Quant au fond de leur recours, les requérants ont déclaré que la loi, objet du recours, est contraire à la Constitution et à des textes de nature constitutionnelle, qu’elle porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, qu’elle est contraire au principe de la continuité des services publics et qu’elle est entachée d’une erreur manifeste d’appréciation.
Considérant que le Conseil estime qu’il ne peut convenir avec les requérants sur leur premier motif basé sur la qualification des deux lois relatives à la création du Conseil et à son statut interne, de lois organiques inhérentes à la Constitution, du fait qu’elles ont été édictées par délégation du constituant aux termes de l’article 19 de la Constitution, conférant ainsi à leurs dispositions valeur constitutionnelle, et qu’elles ne sauraient, par suite, être modifiées par une loi ordinaire, mais par une loi à valeur également constitutionnelle ; qu’il est vrai que les lois organiques, les règlements d’assemblée et les lois référendaires sont des types de lois expressément prévus dans les Constitutions, comme la Constitution française à titre d’exemple, mais il ne convient absolument pas de s’y référer ou de comparer les types de lois et leur hiérarchie, étant donné que la Constitution libanaise n’en prévoit pas de similaires ;
Considérant que le Conseil estime que la poursuite de l’examen du reste des motifs du recours relève de l’exercice réel du contrôle constitutionnel sur la loi, objet du recours, avec les meilleures approches adoptées dans le Droit constitutionnel :
1- Concernant la violation de la loi no. 679/2005, objet du recours, du principe de la séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération :
a- Considérant que la loi no. 679/2005, objet du recours, ajourne l’examen des recours présentés devant le Conseil constitutionnel jusqu’à l’achèvement de la désignation de ses membres (??) ;
Considérant que l’alinéa (E) du Préambule de la Constitution stipule expressément que: « Le régime est fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération. » ;
Considérant que l’article 19 de la Constitution crée un Conseil Constitutionnel et précise ses prérogatives ; qu’il devient, par conséquent, un pouvoir constitutionnel indépendant à caractère juridictionnel ;
Considérant que l’article 20 de la Constitution prévoit l’établissement du pouvoir judicaire et l’indépendance des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions ;
Considérant que le Conseil estime qu’en créant un Conseil constitutionnel, le constituant institue en fait un pouvoir constitutionnel, et qu’en qualifiant la fonction juridictionnelle de pouvoir judiciaire et en inscrivant le Conseil puis le pouvoir judiciaire à la suite des deux autres pouvoirs, il érige ainsi le Conseil et le pouvoir judicaire au rang de pouvoirs constitutionnels indépendants du législatif et de l’exécutif, conformément à ce qu’a écrit le grand savant Edmond Rabbath avant la création du Conseil, et qui s’y applique :
« Le fait de qualifier la fonction juridictionnelle de « pouvoir judiciaire » et de l’inscrire à la suite des deux autres pouvoirs témoigne de la volonté des constituants de l’ériger en pouvoir constitutionnel distinct, indépendant du législatif et de l’exécutif. Déclaration conçue avec bonheur par ses auteurs, dans l’intention manifeste de conférer aux principes qu’elle énonce, en vue d’assurer l’indépendance des juges et, aux justiciables les garanties fondamentales, une consécration constitutionnelle, à laquelle ni la loi et encore moins un acte du gouvernement ou de l’administration ne saurait porter atteinte ».
La Constitution libanaise. Origines, textes et commentaires. Edmond Rabbath, p. 160-161.
Considérant que le principe de la séparation des pouvoirs est un principe constitutionnel consacré dans la Constitution libanaise qui stipule que le régime y est fondé, soit que ce principe forme un des piliers de ce régime ; que le Conseil est, par suite, un pouvoir constitutionnel distinct et indépendant de la Chambre des députés, du Conseil des ministres et du pouvoir judiciaire, dont la prérogative, fixée dans la même Constitution, est de contrôler la constitutionnalité des lois et de statuer sur les conflits et les pourvois relatifs aux élections présidentielles et parlementaires ; que, par conséquent, si l’un de ces pouvoirs cesse de fonctionner, la structure constitutionnelle se trouvera amputée de l’une de ses bases, entraînant ainsi l’arrêt et la paralysie de l’ordre constitutionnel;
Considérant qu’en rédigeant le principe de la séparation des pouvoirs, leur équilibre et leur coopération, le constituant libanais avait pour objectif, à travers cette consécration écrite d’un principe constitutionnel, d’éviter ce qui est d’autant plus dangereux, le fait qu’un pouvoir constitutionnel indépendant puisse paralyser le fonctionnement d’un autre pouvoir indépendant en dehors des limites constitutionnelles ;
Considérant que le Conseil estime qu’il ne peut convenir avec les requérants quant à la limitation de leur premier motif précité à l’indépendance du pouvoir judiciaire et des magistrats et aux garanties qui leur sont assurées et auxquelles il ne faut pas porter atteinte, et ce car le Conseil - même s’il est à caractère juridictionnel - dispose d’une entité constitutionnelle indépendante et d’une compétence d’attribution constitutionnelle, compétence dont ont été auparavant décrits les spécificités, les objectifs et les effets sur le bon exercice par les autres pouvoirs constitutionnels de leurs prérogatives, exprimant ainsi la volonté du peuple libanais qui est la source de tous les pouvoirs et le détenteur de la souveraineté ;
Considérant que le Conseil estime que le fait que le pouvoir législatif a dessaisi le Conseil, sans autorisation constitutionnelle et sous quelconque prétexte, est d’une nullité absolue car cela mène à ce qu’un pouvoir constitutionnel dépasse et paralyse le bon fonctionnement d’un autre pouvoir constitutionnel indépendant:
« Considérant qu’aucune disposition de la Constitution non plus que de la loi organique… ne permet aux autorités ou aux parlementaires habilités à déférer une loi au Conseil constitutionnel de le dessaisir en faisant obstacle à la mise en oeuvre du contrôle de constitutionnalité engagé ».
C.C.96-386 D.C., 30 décembre 1996, Rec. 155 ; Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 11ème édition, no. 23, p. 311.
Considérant que le fait que le législateur ordinaire a dessaisi le Conseil de sa compétence d’examiner les recours qui lui sont présentés, constitue un dépassement des principes et des textes constitutionnels, sachant qu’aucun pouvoir constitutionnel ne doit échapper au respect de la Constitution, de ses dispositions et de ses principes :
Le Conseil Constitutionnel a clairement affirmé dans un considérant de principe que lorsque la Constitution confie à la loi la fixation de règles ou la détermination de principes, ceci « ne saurait dispenser le législateur, dans l’exercice de sa compétence, du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle qui s’imposent à tous les organes de l’Etat ». Le dernier membre de phrase est particulièrement significatif et important : aucun organe de l’Etat, aucun pouvoir institué, n’échappe au respect de la norme constitutionnelle.
C.C. 82-132 D.C., 16 janvier 1982, Rec. 18 ; Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 11ème édition, no. 31, p. 459.
Considérant que la doctrine constitutionnelle française avait signalé que le Conseil constitutionnel français aurait sûrement l’occasion un jour ou l’autre d’éclaircir le rôle du législateur quand il intervient dans le travail du pouvoir judiciaire indépendant, comme s’il s’en prenait à ce pouvoir pour avoir pris une mesure ou rendu une décision que le législateur n’estime pas convenable:
Il y a là un mélange des genres qui ne peut durer : Le législateur n’est pas habilité à prendre des mesures d’administration mais seulement des mesures normatives ; la pratique du législateur-administrateur, ou du législateur-juge, (dans la mesure où certaines de ces réformes apparaissent comme des sanctions infligées à des institutions qui ont « démérité »,) n’est pas conforme au principe de séparation des pouvoirs, et un jour ou l’autre le Conseil constitutionnel sera conduit à l’affirmer…
cf. Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 11ème édition, no. 42, p. 728.
Considérant que le Conseil estime aussi, en approuvant à cet égard la doctrine constitutionnelle française, qu’en annulant un texte de loi ordinaire qui a porté sur une question relative à la Constitution, et plus précisément sur une compétence constitutionnelle d’un pouvoir constitutionnel indépendant, le Conseil veille ainsi au respect du principe de la séparation des pouvoirs par le pouvoir législatif ; que, par conséquent, cette annulation tend à redresser une conduite et non à exercer des représailles contre le pouvoir législatif ; que la justice constitutionnelle reproche au législateur ordinaire d’être intervenu sur une matière qui n’était pas de sa compétence ; qu’elle ne lui interdit pas d’édicter la législation mais qu’elle dénonce le recours à des procédures et mécanismes erronés pour ce faire, sachant que le pouvoir législatif peut recourir aux procédures et mécanismes d’amendement de la Constitution ;
Considérant que le Conseil réaffirme que sa prérogative de contrôler la constitutionnalité des lois, renforce la démocratie parlementaire qui caractérise le régime constitutionnel libanais, conformément à l’alinéa « C » du Préambule de la Constitution, sachant que le Conseil impose, lorsqu’il en a l’occasion, au pouvoir législatif et à tous les autres pouvoirs, le respect de la Constitution, expression suprême de la volonté et de la souveraineté du peuple :
Quand le législateur ordinaire statue sur un des objets relevant de la matière constitutionnelle, ou donne aux lois un contenu contraire aux principes de fond posés par le pouvoir constituant, il viole les règles constitutionnelles de répartition des compétences. La sanction du juge constitutionnel n’est donc jamais une condamnation de fond mais une condamnation de procédure : l’inconstitutionnalité de la loi résulte de ce que le législateur ordinaire est intervenu sur une matière, ou a édicté une disposition qui n’était pas de sa compétence. Le juge constitutionnel n’interdit donc pas l’édiction de la norme ; il sanctionne seulement son édiction législative, laissant libre son adoption par la voie d’une loi constitutionnelle. En ce sens, le contrôle de la constitutionnalité des lois, loin de porter atteinte à la démocratie, en est le garant, puisqu’il permet d’imposer au Parlement et à tous les organes de l’Etat, le respect de la constitution, expression suprême de la volonté générale de la souveraineté populaire... le Conseil constitutionnel est lui-même un pouvoir constitutionnel.
Droit du contentieux constitutionnel, 4ème édition, Dominique Rousseau, p. 409-410. Considérant que le Conseil décide, à la lumière de ce qui précède, que la loi 679/2005, objet du recours, porte atteinte au principe de la séparation des pouvoirs ; qu’il convient, par conséquent, de l’annuler dans son ensemble à cet égard.
b- Quant à l’équilibre des pouvoirs, règle centrale complémentaire au principe de la séparation des pouvoirs et consacrée dans l’alinéa « E » du Préambule de la Constitution, le Conseil considère que la loi no. 679/2005, objet du recours, viole d’une manière évidente la règle de l’équilibre des pouvoirs, non seulement car le pouvoir législatif a dépassé le Conseil constitutionnel par la voie d’une loi ordinaire qui paralyse sa compétence constitutionnelle, mais car cette loi entraîne un vide constitutionnel en faisant obstacle au fonctionnement d’un pouvoir constitutionnel indépendant qui veille à éviter ce vide à travers la continuité assurée par ses membres dans l’exercice de leurs fonctions ;
Considérant que le Conseil estime que le principe de la continuité des pouvoirs constitutionnels, établi en prévention d’un vide dans l’un de ces pouvoirs, est de valeur constitutionnelle, tel que répétitivement affirmé dans le Conseil constitutionnel français, et se basant sur la Constitution libanaise qui prévient le vide constitutionnel dans le législatif et l’exécutif par des textes constitutionnels détaillés et décisifs; que l’équilibre des pouvoirs constitutionnels indépendants fera, par suite, défaut si le vide constitutionnel est ainsi prévenu dans certains pouvoirs en vertu de textes constitutionnels décisifs, alors qu’il ne l’est pas dans d’autres;
Considérant, en guise de confirmation de ce qui précède, que la Constitution libanaise a prévu, dans différents articles, la nécessité de remplir le vide dans le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ; qu’à titre d’exemple, nous citons l’obligation de procéder à l’élection d’un successeur dans un délai de deux mois en cas de vacance d’un siège de la Chambre (art. 41) ; lorsque le bureau de la Chambre continue à expédier les affaires courantes jusqu’à l’élection de la nouvelle Chambre (art. 55) ; lorsque les pouvoirs du Président de la République sont exercés à titre intérimaire par le Conseil des ministres, en cas de vacance de la présidence de la République pour quelque raison que ce soit (art. 62) ; lorsque le gouvernement peut exercer ses prérogatives avant l'obtention de la confiance ou après sa démission ou après avoir été considéré comme démissionnaire, au sens étroit de l’expédition des affaires courantes (art. 64) ; quand la Chambre des députés devient de plein droit en session extraordinaire lorsque le Gouvernement démissionne ou est considéré comme démissionnaire, jusqu’à la formation d’un nouveau gouvernement et l’obtention de la confiance (art. 69) ; la convocation du Parlement de plein droit le dixième jour avant le terme de la magistrature présidentielle (art. 73) ; quand l’Assemblée se réunit immédiatement et de plein droit pour élire un nouveau Président en cas de vacance de la présidence par décès, démission ou pour toute autre cause, et si au moment où se produit la vacance, la Chambre se trouve dissoute, les collèges électoraux sont convoqués sans retard, et aussitôt les élections faites, la Chambre se réunit de plein droit (art. 74) ; le fait de considérer la Chambre réunie pour élire le Président de la République comme un collège électoral et non une assemblée délibérante, ce qui l’oblige à procéder uniquement et sans délai à l’élection du Chef de l’Etat (art. 75)… ;
Considérant que le Conseil estime que le fort souci de la Constitution à prévenir tout vide dans le législatif et l’exécutif s’applique d’office au Conseil Constitutionnel qui est un pouvoir constitutionnel indépendant créé par la Constitution et ayant une compétence d’attribution constitutionnelle, et ce en application de la règle de l’équilibre des pouvoirs ;
Considérant que le Conseil estime, dans ce contexte, qu’aux termes de l’article 20 de la Constitution, qui a consacré l’indépendance des magistrats dans l’exercice de leurs fonctions, le pouvoir judiciaire - pouvoir constitutionnel indépendant - se trouve immunisé contre le vide constitutionnel ;
Considérant que le Conseil estime que la règle de l’équilibre des pouvoirs ne saurait être appliquée, si un pouvoir peut se protéger contre le vide constitutionnel alors qu’un autre peut en être menacé, même provisoirement ;
Par conséquent,
Sur base de ce qui précède,
Le Conseil décide que la loi no. 679/2005, objet du recours, doit être annulée dans son ensemble pour violation du principe de la séparation des pouvoirs, de leur équilibre et de leur coopération, sachant que ce principe est consacré par écrit dans le Préambule de la Constitution qui renferme les principes constitutionnels généraux sur lequel est fondé le régime constitutionnel libanais.
2- Concernant la violation de la loi no. 679/2005, objet du recours, du principe de l’accessibilité et de l’intelligibilité de la loi :
Considérant que la loi no. 679/2005, objet du recours, a prévu l’ajournement de l’examen des recours déférés devant le Conseil jusqu’à l’achèvement de la désignation de ses membres;
Considérant que l’expression « jusqu’à l’achèvement de la désignation de ses membres » signifie que le Conseil n’est pas complet avec ses membres actuels ;
Considérant que les causes déterminantes de cette loi n’éclairent ni l’intention ni l’objectif de cette vague expression, puisqu’elles signalent simplement que le Parlement a élu trois nouveaux membres alors que le Conseil des ministres n’a pas nommé, de son côté, deux nouveaux membres pour compléter le Conseil et pour que les cinq successeurs prêtent serment et que commence, enfin, leur mandat, permettant aux cinq membres sortants de cesser d’exercer leurs prérogatives ;
Considérant que les causes déterminantes indiquent aussi que le Conseil se trouve dans une situation inconstitutionnelle et illégale, ce qui requiert l’achèvement de la désignation de ses membres et l’élection d’un nouveau président pour que le Conseil procède à l’examen des recours et pourvois qui lui sont présentés ; qu’il en ressort que le législateur considère que le Conseil actuel est incomplet, et qu’il faudrait, par conséquent, le dessaisir de ses prérogatives jusqu’à l’achèvement de la désignation de tous ses membres ;
Considérant que le Conseil estime que la loi, objet du recours, n’est pas du tout intelligible et contient un fait ou une situation légale ambiguë et difficile à relier au dessaisissement du Conseil de sa prérogative d’examiner les recours qui lui sont présentés ;
Considérant que le Conseil avait déjà décidé que lorsqu’un texte de loi n’est pas intelligible ou accessible, cela conduit à son annulation quand il dépasse un seuil excessif altérant son sens : cf. décision no. 3/2002, en date du 15/7/2002, concernant le recours en annulation de la loi 430 en date du 6/6/2002, relative à l’ouverture d’un compte pour la gestion, le service et la réduction de la dette publique, et d’autres comptes pour les opérations de titrisation ;
Considérant que le Conseil estime que la loi no. 679/200, objet du recours, est inintelligible et ambiguë, notamment quant à la condition ou le terme dont la réalisation conditionne la reprise par le Conseil de ses activités et le recouvrement de sa compétence retirée par le législateur ; que ladite loi est également inaccessible et inintelligible quant à la question de l’ajournement : en effet il s’agit de savoir si le report équivaut à une suspension ou à une paralysie de la compétence du Conseil, à la lumière de ce qui a précédé sur la question du terme et de la condition, question inintelligible et par le Conseil et par d’autres requérants présentant d’autres recours; que la législation susvisée distingue entre les recours judiciaires et les autres prérogatives qui sont confiées au Président du Conseil ou à ses membres au titre des deux lois relatives à l’institution du Conseil et à son statut interne, et d’autres, comme la loi sur l’enrichissement sans cause à titre d’exemple… ; est-il donc demandé de diviser le travail du Conseil et de le considérer tantôt compétent dans des domaines que la loi a réservés à son Président ou à ses membres, et incompétent dans d’autres domaines que la Constitution lui a expressément réservés ?;
Par conséquent,
Sur base de ce qui précède,
Le Conseil estime que la loi no. 679/2005, objet du recours, est inaccessible et inintelligible, qu’elle ne saurait être partiellement appliquée et qu’elle manque d’objet, puisque l’actuel Conseil est, aux niveaux structurel et fonctionnel, complet jusqu’à élection, désignation et prestation de serment des successeurs ensemble, conformément au principe constitutionnel de la continuité des pouvoirs publics et à l’article 4 du statut interne du Conseil, qui a consacré le principe précité ; que le Conseil ne peut, en outre, répondre du fait que les autres pouvoirs constitutionnels n’exercent pas leurs prérogatives et ne procèdent pas à l’élection ou à la désignation de successeurs aux membres sortants du Conseil ; qu’il convient, par conséquent, d’annuler la loi susvisée dans son ensemble.
3- Concernant la violation de la loi no. 679/2005, objet du recours, de l’article 19 de la Constitution, quant au droit du Premier Ministre à déférer au Conseil un recours pour contrôler la constitutionnalité des lois :
Considérant que la loi no. 679/2005, objet du recours, a été promulguée en date du 19 juillet 2005, conformément au mécanisme de promulgation des lois, et signée par l’ancien Premier Ministre, M. Mohammad Nagib Mikati, alors que le gouvernement était considéré démissionnaire au début du mandat du nouveau Parlement, suivant l’alinéa « E » de l’article 69 de la Constitution ;
Considérant qu’indépendamment de la position du Conseil sur la problématique engendrée par le fait que le Parlement légifère au moment où le gouvernement est démissionnaire, durant la session extraordinaire ouverte de plein droit, tel que stipulé dans e paragraphe 3 de l’article 69 de la Constitution ou durant une session extraordinaire ouverte suivant l’article 33 de la Constitution ; à supposer qu’au sens étroit de l’expédition des affaires courantes par le gouvernement avant l’obtention de la confiance, ou quand il est démissionnaire ou considéré comme démissionnaire, conformément au paragraphe 2 de l’article 64 de la Constitution, le Chef du gouvernement démissionnaire soit autorisé à signer une loi similaire afin d’assurer la continuité de l’activité législative - ce qui nous ramène encore et encore au principe d’éviter le vide constitutionnel dans un pouvoir constitutionnel démissionnaire et aux exigences de ce principe - le Conseil estime que le droit du Chef du gouvernement démissionnaire de présenter un recours en annulation de la loi dont le décret de publication est cosigné par le Chef de l’Etat, ne s’inscrit pas dans le cadre du sens étroit de l’expédition des affaires courantes, car cela constitue un acte constitutif par excellence et non procédural, tant qu’il a pour effet d’abroger la loi législative et de créer une situation légale différente suite à cette abrogation ;
Considérant que le Conseil estime que le fait de priver le Chef du gouvernement démissionnaire de son droit constitutionnel de présenter un recours en annulation d’un texte de loi déterminé, contribue à ouvrir une brèche dans ledit texte de loi, qui l’entachera d’un vice d’inconstitutionnalité, puisque cette loi sera protégée contre tout recours visant à l’annuler partiellement ou totalement, et ce par décision du Chef du gouvernement, sur la base du droit que lui réserve l’article 19 de la Constitution ; ce sera donc un des cas, assez rares, où sera écartée la prérogative constitutionnelle du Conseil de contrôler la constitutionnalité des lois ; ce sont des cas rares, comme ceux où les conseils ou tribunaux constitutionnels retiennent les textes de lois, dans certains droits comparés, comme le Droit constitutionnel français par exemple ;
Considérant que le Conseil estime qu’écarter le Chef du Gouvernement démissionnaire, de la manière ci-dessus décrite, des autorités pouvant saisir le Conseil pour contrôler la constitutionnalité d’une loi signée par le Chef du gouvernement démissionnaire, contribue à annuler cette loi pour violation de l’article 19 de la Constitution à cet égard, notamment que le délai pour intenter un recours contre ladite loi pourrait expirer avant que le droit de déférer ce recours soit transféré au nouveau Chef du gouvernement ;
Par conséquent,
Sur base de ce qui précède,
Le Conseil décide que la loi no. 679/2005 doit être annulée dans son ensemble pour ce motif aussi.
4- Concernant l’erreur manifeste d’appréciation et le détournement de pouvoir :
Considérant que le Conseil estime, sur ce point, que la loi no. 679/2005, objet du recours, et contrairement aux déclarations des requérants, ne peut être entachée de détournement de pouvoir mais plutôt d’un détournement de procédure, sachant que si le législateur avait recouru aux procédures d’amendement de la Constitution pour édicter le texte de loi susvisé, celui-ci ne serait pas entaché du vice d’inconstitutionnalité ;
Considérant qu’en se basant sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel français qui distingue entre le détournement de pouvoir et le détournement de procédure, dans l’une de ces décisions, dans laquelle il qualifie de détournement de procédure seulement le fait que le pouvoir législatif recourt à une procédure législative stipulée dans la Constitution dans le seul but d’éluder le contrôle du Conseil constitutionnel:
Le Conseil constitutionnel n’a pas condamné au titre de détournement de pouvoir le recours à une procédure législative qui serait incompatible avec le principe de séparation des pouvoirs, et serait, en outre, constitutif d’un détournement de procédure pour répondre exclusivement au souci d’éluder le contrôle du Conseil constitutionnel.
Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, 11ème édition, no.39 p. 666.
Considérant que le Conseil estime également que les requérants ne peuvent se prévaloir de l’erreur manifeste d’appréciation, et ce pour deux raisons au moins:
- la violation de la Constitution et des principes constitutionnels ne forme pas en elle-même une erreur manifeste d’appréciation, sachant que cette erreur permet au Conseil d’étendre le champ de sa compétence et donc de son contrôle de constitutionnalité à la compatibilité législative, puisque la législation entachée de cette erreur devient faussée, du fait qu’elle ne respecte pas les règles ni les principes d’une législation admis par la doctrine et la jurisprudence, et qui exigent qu’une législation soit générale, abstraite et impersonnelle. Or, le Conseil n’estime pas que la loi, objet du recours, s’inscrit dans cette catégorie de lois faussées.
- L’erreur manifeste d’appréciation contribue, à supposer qu’elle existe, à considérer inexistante la loi faussée du fait de l’erreur décrite ci-dessus, en comparaison avec la jurisprudence administrative, comparaison admise en droit et par la doctrine entre le droit constitutionnel et le droit administratif, qui appartiennent tous les deux à la famille du droit public, comme l’a signalé le grand savant Edmond Rabbath dans son avis consultatif en date du 16/9/1978, adressé au Président de la Chambre des députés à cette époque :
La Constitution libanaise – Ses dispositions et son interprétation - Etudes et documents y relatifs – Béchara Menassa – 1998 - pp.169 et s.
Considérant que le Conseil estime, dans ce contexte, que considérer inexistante la loi, objet du recours, est incompatible avec les vices constitutionnels qui l’entachent et qui mènent à son annulation dans son ensemble.
Par conséquent,
Sur base de ce qui précède,
Le conseil décide de rejeter le motif relatif au détournement de pouvoir et à l’erreur manifeste d’appréciation.
Par ces motifs,
Le Conseil décide:
Premièrement : De conserver sa compétence d’examiner le recours en annulation relatif à la loi no. 679/2005.
Deuxièmement : De recevoir le recours relatif à la loi no. 679/2005 en la forme.
Troisièmement : D’annuler dans son ensemble la loi no. 679/2005 pour sa violation de la Constitution et des principes constitutionnels qui y sont consacrés ou adoptés au sein du bloc constitutionnel.
Quatrièmement : De notifier les autorités officielles compétentes de la présente décision et de la publier au Journal Officiel.
Décision rendue le six août 2005.